C’est compliqué… mais pas trop quand même. En tant que concept universel dont chacun fait son expérience propre, le rêve relève à la fois de l’évidence et de la gageure à raconter. Des histoires de savants fous conquérant la planète Mars à la tête d’armées d’éléphants armés de rayons laser, après tout ça ne s’invente pas. Et selon le vécu ou les antécédents, elles n’auront pas la même signification. Tout est question de mental et d’interprétation.
Qu’est-ce qu’un genre littéraire aussi porté sur l’anticipation que la science-fiction peut donc bien avoir à faire d’une thématique aussi ancrée dans le présent ? Aussi portée sur le passé des personnes en tant qu’individus psychologiques ? Eh bien après tout, pourquoi au contraire ne pas explorer toutes les pistes susceptibles de cerner un phénomène qui nous dépasse encore aujourd’hui ? Reflet de l’inconscient, le rêve est l’objet de nombreuses études inter et transdisciplinaires, de la psychanalyse freudienne à la neurologie.
Or, la SF se plait à faire du pain béni de n’importe quelle théorie scientifique un minimum plausible. Là où la technologie trouve ses limites, la fiction prend le pas pour combler les zones d’ombre et concrétiser les fantasmes. Explorer l’inconnu, tester les limites de l’imagination humaine et ouvrir la voie aux fantaisies : voilà le rôle de la science-fiction. Fabriquer les rêves, s’y promener librement et consciemment, s’en servir pour prédire l’avenir… Peu de chances que la science le permette un jour. Et c’est là tout l’intérêt d’en faire le récit et d’en concevoir les possibilités techniques.
Le monde réel ? Dans tes rêves !
Un gouffre sans fond sépare le monde réel de celui des rêves, et pourtant sans cesse ils s’interconnectent. C’est en partie l’emprise exercée sur nous par l’un qui détermine ce que forge l’inconscient dans l’autre. Mais l’inverse relève de l’impossibilité ontologique. Tout au plus un songe peut-il influer sur l’état psychologique de son sujet, jamais il n’aura de répercussions concrètes sur le monde matériel.
Questions d’interférences
Et quand on a une vague idée des responsabilités qui découleraient d’un tel “pouvoir”, on peut légitimement se sentir rassuré. George Orr en fait les frais dans L’Autre côté du rêve, court roman d’Ursula K. Le Guin, autrice du cycle de Terremer. Vous pensiez que la faculté d’altérer la réalité à partir de ses songes, c’était une promenade de santé ? Eh bien, non seulement son application s’avère l’occasion d’explorer une multitude de mondes possibles plus glaçants les uns que les autres, mais elle cerne également un de ses enjeux capitaux : l’ambition. « Pour demeurer, le désir de puissance doit grandir avec chaque réussite, ne faisant de cette réussite qu’une marche vers la suivante. Plus le pouvoir grandit, plus l’appétit augmente » rappelle Le Guin.
Le plus souvent, l’expérience concrète du rêve dans la SF sert de prétexte à des questionnements sociaux plus poussés. Entre éthique du pouvoir dans L’Autre côté du rêve et rapport de l’homme à l’art pour Le Syndrome du scaphandrier de l’écrivain français Serge Brussolo. David, Rêveur d’État, endosse dans son sommeil la casquette d’un hors-la-loi au sein du monde onirique où il a la faculté de plonger, afin d’en rapporter des œuvres indéfinissables et ectoplasmiques vendues aux enchères dans le monde réel. Ce don ne fait peut-être office que d’élément d’arrière-plan au récit, plus focalisé sur le mal-être de son protagoniste. Il n’en demeure pas moins révélateur des extrémités auxquelles peut pousser le mercantilisme : glorifier l’abstraction, altérer sa perception de la réalité.
Tout cela n’est-il qu’un rêve ?
Des individus comme David, ainsi obnubilés par leurs songes, courent précisément le risque de ne plus la distinguer du rêve. Une situation qui interroge bien sûr la folie des personnages et, si bien faite, plonge le spectateur lui-même dans l’incertitude. Question de temporalité ressentie et d’observation. Le doute repose en grande partie sur d’infimes indices plaqués sur une perception du réel en décalage. Inversion temporelle dans Ubik (Philip K. Dick) ou accumulation de résurgences mémorielles dans Total Recall (même auteur, adapté par Paul Verhoeven au cinéma), autant de phénomènes aussi inexplicables que cohérents selon les connaissances scientifiques de leur univers de référence.
Ce procédé d’indistinction entre rêve et réalité dépasse largement les frontières de la science-fiction. On le retrouve notamment dans le cinéma d’horreur ou dans le cadre de théories de fans (entre autres à propos de Grease), avec davantage de réserves de la part des spectateurs, qui peuvent le considérer comme une facilité scénaristique. Appliqué à la SF, il profite d’un traitement particulier, du fait d’un cadre scientifique qui se veut plus rigoureux. Non content de faire sortir Jim Carrey de son habituel rôle d’excentrique, le film Eternal Sunshine of the Spotless Mind explore la question à sa manière, en clarifiant d’emblée le procédé. Le film introduit et suit un rêve de Joel Barish, pendant lequel les techniciens de la clinique Lacuna effacent progressivement ses souvenirs. Le rêve se mêle ainsi étroitement au monde réel, en altérant la perception de Joel depuis l’intérieur. L’indistinction se fait là plus subtile : ce n’est pas le tissu même de la réalité qui s’altère, mais uniquement les traces mémorielles d’une période de sa vie. Quelque chose de bien réel, sa relation avec Clementine, devient nul et non avenu de son seul point de vue. Du point de vue de la SF, le rêve rappelle non sans amertume que la réalité n’est finalement qu’une perception individuelle de la réalité, définie par l’importance attachée aux souvenirs.
Technocratie onirique
Eternal Sunshine of the Spotless Mind exprime par l’expérience du rêve un mélancolie relative à la mémoire. “On attache beaucoup d’importance au sable, alors qu’en fait ce ne sont que des touts petits cailloux minuscules” se désole Jim Carrey. Description métaphorique de l’infinité de souvenirs constituant une vie. Et le sable n’est-il pas malléable, n’est-ce pas une marchandise transportable d’une plage ou d’un chantier à l’autre ?
Le progrès sans trêve
Capable d’intervenir directement dans la mémoire des patients, la technologie de la clinique Laguna reflète des préoccupations assez communes dans la science-fiction. À savoir l’emprise de la technologie sur notre quotidien. En l’occurrence, il ne s’agit rien de moins que d’une prestation tarifée. En d’autres termes, une interférence dans le subconscient par la technologie contre rémunération. Pour Joel, aucun autre but que se consoler de sa rupture en oubliant carrément sa relation. Une attitude contraire à une certaine tradition philosophique, qui voudrait faire une condition au bonheur des expériences les plus douloureuses. Et pourtant une attitude qui se comprend par la manière dont la technologie facilite la vie. C’est là tout l’enjeu de la SF : la critique d’une confiance aveugle et intéressée envers une science de plus en plus capable de résoudre tous nos problèmes.
Faire du rêve ou, plus globalement, de l’immatériel, une marchandise monnayable à merci, signifie au préalable s’approprier ce qui échappe encore à la possession matérielle. En soi, c’est déjà un bond dans le futur et une forme d’attaque contre la mercantilisation à outrance du monde. Les dérives de ces modèles à l’instar d’Inception parlent d’elles-mêmes. Christopher Nolan ne prend aucun parti dans son long-métrage, chaque personnage porte sa part d’ombre et de lumière. La méthode du “rêve partagé” employée par Dominic Cobb n’en demeure pas moins un procédé que l’on peut sans risque qualifier de malhonnête. Ne parle-t-on pas de s’infiltrer dans le subconscient de ses victimes pour leur extorquer des informations sensibles pendant leur sommeil ? D’autant plus que Cobb et son équipe monnayent leurs services en-dehors de tout cadre légal et de fait officient en tant que mercenaires et espions industriels.
Le rêve, cette bombe à retardement
Lorsqu’une incursion dans les rêves de quelqu’un se monnaye sous le manteau, ce n’est pas sans raison. Rappelons que la science-fiction met toujours un point d’honneur à imaginer les dangers relatifs à toute expérimentation. En l’occurrence, matière assez fragile, à manipuler avec précaution que le subconscient ; ce n’est pas Freud qui dira le contraire. Dans le cas d’Inception, ce n’est rien moins que la femme de Cobb qui se suicide en se croyant en plein rêve. Une confusion que cette fois le spectateur n’a pas besoin de ressentir : le simple fait d’en montrer les conséquences suffit à convaincre des risques encourus. Question de santé mentale, dont actent les expériences scientifiques menées dans le film d’animation japonais Paprika. Une équipe de chercheurs y travaille autour des DC Minis, machine permettant de sonder les rêves des patients, dans le cadre d’un nouveau traitement psychothérapeutique. En l’absence de système de contrôle, tout utilisateur peut grâce à elle manipuler les rêves de n’importe qui. Une crise de folie générale s’empare donc de l’équipe à mesure qu’un terroriste s’en sert pour infiltrer l’inconscient de l’équipe et les pousser au suicide, même hors de leur sommeil. La triste preuve qu’il suffit finalement d’un délire mégalomaniaque pour faire d’une invention révolutionnaire une arme de domination (le but du manipulateur ? La conquête du monde, bien évidemment).
Il faut d’autant plus se méfier de l’idée de manipuler les songes lorsque ceux-ci se transforment en cauchemars. Georg Orr peut en témoigner de ses péripéties dans L’Autre côté du rêve ; ce ne sont clairement pas des rêves agréables qui ont réduit le monde en cendres… Tout comme les cauchemars des bambins kidnappés n’aident pas Krank à rajeunir dans La Cité des enfants perdus. Atteint de vieillissement prématuré par incapacité à rêver, il tente d’en voler à d’innocents chérubins en s’y immisçant déguisé en père Noël. Inutile de préciser que rien ne se passe comme prévu, dès lors que les enfants prennent peur. L’aspect steampunk du film et l’esthétique insolite de Jean-Pierre Jeunet atténuent quelque peu le drame, tout en moquant la figure du scientifique fou. Son traitement onirique parvient pourtant à rester pertinent et plein d’empathie, suffisamment pour maintenir la suspension d’incrédulité. Et sensibiliser aux risques d’une expérience non maîtrisée aussi, sans doute.
Que dire de plus ?
De la part de la science-fiction, mais après tout c’est une habitude, il ne faut pas attendre un regard plein d’espoir dans la recherche scientifique autour du rêve. En tout cas, au vu du peu de résultats satisfaisants qu’entrevoient les créateurs, peut-être la société n’est-elle pas encore prête à accueillir comme il se doit de telles perspectives… Devrions-nous en remercier les auteurs ou les maudire de faire des chefs-d’œuvre si audacieux de leurs thèses prophylactiques ? Eh bien en attendant l’avancée des recherches, et si nous continuions à rêver de machines plutôt qu’attendre des machines à rêves ?